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La Revue du Comptoir n°1 Politique

Donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter

À l’heure des réseaux sociaux et de la cancel culture où, moins de cinq mois après la décapitation du professeur Samuel Paty, des noms d’enseignants peuvent être jetés en pâture sur Twitter ou placardés sur les murs d’un IEP, le règne de la délation et du militantisme identitaire semble définitivement avoir remplacé celui de la raison. L’occasion de republier un de nos articles — paru dans le premier numéro de La Revue du Comptoir —  consacré à la place de la culture, de l’éducation et la transmission dans la tradition socialiste quand celle-ci avait pour ambition de faire du savoir un vecteur d’émancipation des classes populaires.

Les grandes figures du socialisme par­tagent généralement la vision de Nicolas de Condorcet pour qui la liberté conquise par la Ré­volution française n’aura pas de sens tant que les hommes resteront prisonniers de la pire des servitudes que consti­tue l’ignorance : « Le suffrage universel peut conduire à la dictature des imbéciles lors­qu’il n’est pas assorti à une ins­truction publique éclairant les esprits. » L’enseignement, tel qu’il est défini dans le rapport sur l’instruction publique de 1792, doit permettre au peuple de ne plus dépendre d’autrui dans son jugement. L’objectif : en finir avec les charlatans en formant des citoyens qui « ne s’en laissent pas conter mais attendent qu’on leur rende des comptes ». Le marquis prône ainsi une école émancipatrice, libérée des dogmes, qui forme des esprits libres. Condamné à l’échafaud par les jacobins, le père de l’instruction publique mourra en 1794 sans que son projet ait pu se concrétiser.

L’École de la République, prélude du socialisme

Jean Jaurès (1859 – 1914)

Au XIXe siècle, une partie du mou­vement ouvrier réactive l’idéal de Condorcet, en défendant une École laïque et ouverte à tous les enfants du peuple. Dans son com­bat contre l’Église catholique pour défendre le droit à l’éducation, Jean Jaurès s’appuie sur le philo­sophe Pierre-Joseph Proudhon : « L’enfant a le droit d’être éclairé par tous les rayons qui viennent de tous les côtés de l’horizon, et la fonction de l’État, c’est d’empêcher l’interception d’une partie de ces rayons. » Les premiers socialistes rejettent en outre toute logique d’endoc­trinement, qu’il s’agisse d’incul­quer les valeurs de l’époque ou d’enseigner un catéchisme so­cialiste. Justement parce qu’ils considèrent que ces jeunes gens y viendront naturellement, pourvu qu’on ait suffisamment éveillé leur curiosité et qu’on leur ait appris à penser librement. La raison, la vé­rité, la justice, le respect, l’amour de la liberté pour soi-même et pour tous les autres : voilà ce qui, pour l’anarchiste russe Mikhaïl Ba­kounine, doit constituer la base de l’éducation publique. L’école, la culture et l’apprentissage portent en eux les valeurs émancipatrices qui dessinent l’horizon du socia­lisme.

L’école que défend Jaurès est exi­geante, les élèves y travaillent et apprennent. L’enseignant ne doit pas hésiter à aborder les grandes questions, à viser toujours plus haut, en parlant avec sérieux et simplicité. Les élèves doivent comprendre à quel point il est criminel de gaspiller à des distrac­tions stupides les heures de liber­té qui peuvent grandir l’homme. Le député de Carmaux souhaite conserver le primat de l’histoire de France, mais en insistant égale­ment sur celle des autres peuples, notamment ceux dont les pays entretiennent des relations avec l’Hexagone. Méconnaître l’autre, c’est s’exposer soi-même à des comportements que nous haïrions de sa part. La base de relations saines réside donc dans la décou­verte de l’étranger, de celui qui ne nous ressemble pas.

« Les premiers socialistes rejettent en outre toute logique d’endoc­trinement, qu’il s’agisse d’incul­quer les valeurs de l’époque ou d’enseigner un catéchisme so­cialiste. »

Apprendre du passé pour changer le présent

Simone Weil (1909 – 1943)

S’en prendre au capitalisme et à la domination de la bourgeoi­sie n’empêche pas les socialistes d’éprouver un profond respect pour la culture dite “bourgeoise”. Il aurait paru inconcevable à Marx ou Proudhon de priver, au nom de la lutte des classes, les enfants du peuple de la culture la plus exigeante. Au contraire, les deux socialistes étaient convaincus qu’une classe est capable de com­prendre et d’aimer ce que ceux qui l’ont précédée dans l’histoire ont produit de meilleur. Pour la philo­sophe Simone Weil, le peuple doit se sentir chez lui dans le monde de la pensée. Ce peuple, direc­tement confronté à la condition humaine, n’est que plus familier encore de la littérature : « Un ou­vrier, qui a l’angoisse du chômage enfoncé jusque dans la moelle des os, comprendrait l’état de Philoc­tète quand on lui enlève son arc, et le désespoir avec lequel il regarde ses mains impuissante. » À la lecture des Misérables de Victor Hugo, un pauvre est plus sensible que n’importe quel bourgeois au sort de Fantine, obligée de se séparer de sa fille Causette pour trouver du travail et subvenir à ses besoins.

C’est pourquoi les millions de travailleurs, ouvriers et paysans, doivent acquérir une culture clas­sique, qui leur donne le sens de la beauté, de l’ordre et de la me­sure. La fréquentation des œuvres des Anciens, de Pierre Corneille à Honoré de Balzac, émancipera le peuple. À cet égard, Jaurès aimait citer l’oraison funèbre de Périclès transmise par l’historien athénien Thucydide : « Nous différons des autres États parce que nous tenons pour inutile l’homme qui reste à l’écart de la vie publique ; pourtant nous ne le cédons à personne pour l’indépendance d’esprit et la par­faite confiance en nous-mêmes. » Plus les ambitions sociales de la classe ouvrière seront hautes, plus elle devra former son esprit en conséquence.

Impertinente, Simone Weil refuse de faire “table rase du passé” et soutient que sa bonne com­préhension est nécessaire pour construire le présent : « Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une il­lusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’oppo­sition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour lui donner, il faut posséder, et nous ne possé­dons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digé­rés, assimilés, recréés par nous. » Le peuple doit s’inscrire dans une tradition de lutte et comprendre qu’il descend d’autres qui ont fait la Révolution française et se sont mêlés à tous les mouvements du XIXe siècle. « La révolution puise sa sève dans la tradition », assène la philosophe.

« Il aurait paru inconcevable à Marx ou Proudhon de priver, au nom de la lutte des classes, les enfants du peuple de la culture la plus exigeante. »

Quelle pédagogie adopter pour rendre la culture accessible au peuple ? Comme le souligne l’au­teur de L’Enracinement« la culture est un instrument manié par des professeurs pour fabriquer des pro­fesseurs qui à leur tour fabriqueront des professeurs ». S’adresser à ces enfants implique de tenir compte d’une sensibilité populaire, en fai­sant appel aux émotions et aux af­fects autant qu’à la raison. L’ensei­gnant s’efforcera ainsi de rendre les idées sensibles au cœur et de partir du concret pour amener les élèves à la pensée abstraite. Il convient de rompre avec une conception désincarnée du sa­voir : la culture doit renouer avec la vie pour susciter le désir et le plaisir d’apprendre. Sans pour au­tant jamais remplacer “l’école de la vie”, comme l’explique, dans les années 1970, le penseur Ivan Illich lorsqu’il s’en prend au mo­nopole qu’exerce l’institution sco­laire sur le savoir : « Dans le monde entier, l’école nuit à l’éducation parce qu’on la considère comme seule capable de s’en charger. » Une façon de rappeler que l’édu­cation doit également se faire en dehors de l’école, afin de réconci­lier l’abstrait et le concret, l’esprit et le corps, l’homme et le monde, la raison et le sensible.

Mettre la culture au service du peuple

Jean François Macé (1815 – 1894)

Avec l’introduction du suffrage universel masculin en 1848, tous les hommes sont désormais “for­cés de faire de la politique”. Mais cet exercice requiert des citoyens éclairés. Des mouvements d’édu­cation populaire de tendance ré­publicaine et socialiste voient le jour, comme la Ligue de l’ensei­gnement fondée par Jean Macé, qui prône une « éducation au suf­frage universel ». Il s’agit de donner à chacun les moyens de s’instruire tout au long de sa vie. Les socia­listes militent pour une solidarité entre les ouvriers et les institu­teurs, lesquels sont perçus comme des relais auprès des milieux po­pulaires. « La tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisa­tion, est de donner au peuple, les moyens intellectuels de se révol­ter », clame la communarde Louise Michel. Les éducateurs doivent ainsi contribuer à l’émancipation du prolétariat amené à transfor­mer la société. Le syndicalisme ré­volutionnaire d’un François Pellou­tier part également de l’idée que ce qui manque à l’ouvrier, c’est la capacité à comprendre les causes de son exploitation. Or, comme le rappelle Simone Weil, « il ne suffit pas de se soulever contre un ordre social fondé sur l’oppression, il faut le changer et on ne peut le chan­ger sans le connaître ». C’est dans cette perspective que Georges Deherme crée la première uni­versité populaire à Montreuil-sous-Bois, en 1896. L’idée est de transmettre aux ouvriers et aux paysans la maîtrise du langage, le goût de la lecture réfléchie et la fréquentation des œuvres qui permettent de développer l’intel­ligence critique.

Comme la maïeutique socratique, l’éducation doit partir de l’expé­rience des travailleurs pour aller vers l’apprentissage de la mé­thode et de la pensée. Une base pratique sur laquelle Weil est in­transigeante, elle qui se montre si critique sur la dérive du mou­vement socialiste qui dépossède de sa parole la classe ouvrière au nom du savoir et de la science. Il est pourtant évident que les ou­vriers connaissent souvent mieux que les économistes les consé­quences de la loi du marché qu’ils expérimentent chaque jour. La philosophe, qui donne elle-même des cours de français et d’éco­nomie politique aux mineurs à la Bourse du travail de Saint-Étienne, souhaite en finir avec la division entre travail manuel et intellec­tuel. Pour enfin développer une véritable culture ouvrière, qui dé­passe les spécialités de métier et fasse sens pour chaque travailleur.

Évidemment, l’instruction du peuple est indissociable de l’amé­lioration de son niveau de vie. Le temps libre doit être utilisé pour former l’esprit, faire du sport, fré­quenter les musées, admirer les chefs-d’œuvre, écouter ou faire de la musique.  Il est également bon de se souvenir que Jaurès n’hésitait pas à demander un effort de pen­sée, y compris aux ouvriers : « Tout homme est coupable quand il né­glige les occasions de s’instruire qui lui sont offertes. » Une phrase que pourraient méditer tous ceux qui ne se résignent pas à la société de marché, sa culture du clash 2.0  et continuent à s’honorer du titre de citoyen.

Nos desserts : 

Par Romain Masson

Esprit cruel et sarcastique qui s'efforce de penser en dehors des clous pour refaire le monde, sans se prendre (trop) au sérieux.

3 réponses sur « Donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter »

« S’en prendre au capitalisme et à la domination de la bourgeoi­sie n’empêche pas les socialistes d’éprouver un profond respect pour la culture dite “bourgeoise”. Il aurait paru inconcevable à Marx ou Proudhon de priver, au nom de la lutte des classes, les enfants du peuple de la culture la plus exigeante. Au contraire, les deux socialistes étaient convaincus qu’une classe est capable de com­prendre et d’aimer ce que ceux qui l’ont précédée dans l’histoire ont produit de meilleur. Pour la philo­sophe Simone Weil, le peuple doit se sentir chez lui dans le monde de la pensée. »

Bien sur !

Mais combien de personnes éduqués aujourd’hui tenante de l’idéologie néolibérale ont abandonnés le monde de la pensée, en s’adonnant aux mépris de ceux qu’il nomme « les riens » ou ceux d’en bas.
Avant d’être ingénieur j’étais chauffeur livreur en Auvergne en 1986 et l’endroit ou j’ai sentis le plus de mépris durant la campagne législative ce fut au parti socialiste, alors que dans tous les autres partis j’étais réellement bien reçu, que ce soit PC, RPR, UDF. Mais au PS, ont me faisait comprendre de ne pas salir et de poser les truc en haut sans me faire trop remarquer ! Et pourtant je voté pour ces gens. Aujourd’hui j’entends que cette bourgeoisie PS a vraiment abandonné la pensée humaniste !
Qui a abandonné qui ?

Il y a surtout me semble-t-il , un désert politique, intellectuel, philosophique qui s’est répandu depuis des décennies, cédant la place à une industrialisation culturelle souvent de bas étage et, malgré quelques îlots de résistance, véhiculant généralement une idéologie porteuse, plus ou moins consciemment, d’individualisme et de « libéralisme » capitaliste financier se traduisant par une soumission totale, de la part des politiciens et intellectuels de « haut-vol », à ce qu’ils nomment « mondialisation » (forcément « incontournable ») mais que je nomme « immondialisation »… et ce n’est pas un virus qui pourrait démontrer le contraire. Ces décennies de vide absolu dans les classes populaires est dû pour une part essentielle à l’effacement dans la vie quotidienne des organisations historiquement porteuses des intérêts de ces classes, PC et et CGT en premier. Songez que le vieux-con que suis a pu côtoyer des militants du PC, simples ouvriers, qui s’appliquaient à articuler convenablement « les lois de la dialectique » ! Car le PC d’alors, en plus d’avoir des « cellules » (mais oui!) de quartier et d’usine, avait aussi des « écoles » du parti qui, certes, ne pouvaient éviter une certaine forme d’embrigadement mais fournissaient au moins aux travailleurs des éléments de réflexion essentiels pour décrypter le monde dans lequel ils vivaient. On entrouvrait ainsi la porte à la pensée intellectuelle, on élevait les ouvriers vers la philosophie. Et on pouvait rencontrer plus d’un travailleur manuel largement plus « intellectuel » que les penseurs-télé d’aujourd’hui. Quant à la CGT, on est passé d’un secrétaire condamnant clairement « Cette Europe » faite pour soumettre les peuples à la finance (Krasucki) à un secrétaire appelant à voter oui à la constitution européenne (Thibault). Et il n’est pas utile d’évoquer les politiciens osant encore utiliser le mot « socialiste » pour se présenter devant les citoyens…
Quand il n’existe plus aucune lumière, si faible soit-elle, aucune lueur qui éclaire un peu le chemin, les classes populaires se trouvent totalement abandonnées et contraintes de refaire tout un cheminement vers un vrai décodage du monde et une politisation nécessaire accélérée. Ainsi certains gilets jaunes ont sans doute plus appris en quelques mois qu’en des années d’acceptation silencieuse. Se pose donc de plus en plus la question: comment opérer un puissant rassemblement pour une transformation profonde de notre société? Voir reparaître des références au programme du CNR ou au front populaire indique pourtant qu’une certaine aspiration au changement est en train de se manifester mais, pour l’heure, aucun courant de pensée ou mouvement ne semble capable de permettre un tel rassemblement.
Méc-créant.
(Blog: « Immondialisation: peuples en solde! » )

« les millions de travailleurs, ouvriers et paysans, doivent acquérir une culture clas­sique »…C’est de la connerie en bâton.
Après huit heures de taf dans un Mc Do, dans une usine, chez Deliveroo, Amazon ou Gefco, à torcher les culs des gamins ou des vieux, l’ouvrier rêve de s’oublier, de s’enfoncer dans le Net comme dans un verre de bière.
J’ai travaillé dans l’éducation populaire et j’y fais encore du bénévolat. Elle touche les publics prolos quand ils y trouvent un service qui les aidé concrètement – aide à remplir des docs, pour utiliser un ordinateur… Les ouvriers vont là où les pousse l’insatisfaction des salaires de misère, du management de la terreur, et de loisirs fatigués.
Si on veut aider les prolos, les ouvriers à prendre conscience, c’est leur conscience aux premières loges qu’il faut aider. Les aider donc à se battre contre l’exploitation, d’abord. C’est ce que faisait, en partie, le PCF, avant. Avant la grande vaque de « normalisation ». Avant que le PS n’apparaisse « de gauche », lui qui a toujours servi la trahison, à commencer par son icone sortie de l’extrême-droite pour exprimer la Gauche. Après, évidemment, quelques rudiments de culture, quelque outils d’investissement dans l’art aideront certain(e)s, une poignée. La majorité n’en ont rien à cirer. Les seul(e)s qui en profitent ce sont les assocs d’éducation populaire, largement subventionnées du moment qu’elle participe à ce mauvais sketch de l’éducation comme émancipation. D’autant plus qu’il y a une culture populaire que jmais les éducateur/trice(s) populaires ne soutiennent, sauf peut-être dans le chant et la danse.
C’est un peu tout ça que j’ai vu, que je vois de mes yeux. Un peu désabusé. Et je ne parlerai même de la culture dans la culture « populaire ». Celle qui plaît au maire du coin, celle qui est reprise par les pires multinationales qui vont subventionner le groupe « classique » des Contremaîtres de Cucugnan, pour se redorer l’image. Même normalisation dans les médias, de France-Culture à BFMTV.

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